L'Inde, nouveau paradigme
Le livre du jour, L'edition du 14.03.08, Le Monde.fr, 14.03.08

Mira Kamdar a « l'Inde dans le sang », et cela se lit. Née aux Etats-Unis d'un père indien et d'une mère d'origine danoise, elle voue une passion très personnelle à ce géant asiatique qui, au côté de la Chine, est en train de redessiner la carte du monde. Dans Planet India - traduit en français dans la foulée de son édition américaine, Mira Kamdar nous livre sa vision d'une Inde en métamorphose accélérée.

Au fil de pages bâties autour de rencontres et de reportages de terrain, le tout relevé par une solide maîtrise des dossiers, elle décrypte cette « renaissance indienne » sur un ton fort enthousiaste, parfois même un brin apologétique. Elle a longuement côtoyé et interrogé les acteurs dynamiques du réveil indien (chefs d'entreprise, artistes, militants de la société civile), ceux-là même qui implantent le monde en Inde et imposent l'Inde au monde. Cette avant-garde est créative et optimiste jusqu'à se comparer - analogie osée par un auteur de films d'animation de Bangalore - aux défricheurs de l'époque des Médicis.

Etoiles de Bollywood, percée numérique, révolution médiatique, fièvre de la consommation, flambée immobilière, investissements étrangers, audaces automobiles, lune de miel avec les Etats-Unis : les lueurs de cette Inde resplendissante sont connues. Mira Kamdar les rassemble dans un cocktail étourdissant. Sa plume euphorique finit même par embarrasser un peu. La fête dispense-t-elle ses grâces à tout le monde ?

Fort heureusement, l'auteur dissipe la gêne dans une deuxième partie enfin consacrée à l'envers du décor. Pollution, crise de l'eau, engorgement urbain, suicides de paysans désespérés par la nouvelle tyrannie de l'agrobusiness (un des meilleurs passages du livre), sous-éducation, foyers d'insurrection maoïste, arrogance du nationalisme hindou : cet autre visage de la « renaissance » indienne a de quoi inquiéter.

Et, de fait, Mira Kamdar s'en alarme. « Les nombreuses fractures de la société indienne - caste, sexe, religion - menacent les succès que le pays remporte par ailleurs, écrit-elle. Des millions de miséreux assistent en spectateurs à l'ascension météorique des classes privilégiées et se demandent si leur tour viendra. » Mais Mira Kamdar n'est pas vraiment pessimiste. Elle parle de « destruction créatrice », ce qui signifie à ses yeux qu'un nouveau modèle est en train de germer. Elle en voit un indice dans l'émergence d'une génération d'entrepreneurs cultivant la « responsabilité sociale », une conscience civique les ouvrant aux questions des inégalités et de l'environnement. Tel ce Mukesh Ambani, patron de Reliance - le plus gros groupe privé du pays -, qui envisage de construire ex nihilo deux grandes villes vouées à féconder un « nouvel écosystème économique et social reliant les zones rurales aux agglomérations ».

L'avenir dira si l'audacieux bâtisseur réalisera son rêve de nouvel « écosy stème ». En attendant, d'autres initiatives fourmillent. « L'Inde est une démocratie compliquée, divisée, souvent cacophonique, écrit Mira Kamdar. J'ai pourtant trouvé un étonnant consensus sur les notions d'équité et de durabilité environnementale, qui ont leurs racines dans l'exceptionnel patrimoine culturel de l'Inde . » Là est la clé de son propos.

Entre l'Amérique égoïste, la Russie crispée, le Japon trop « homogène », la Chine non démocratique, l'Inde renaissante peut avoir valeur de modèle pour le reste du monde. « L'Inde, avec sa société ouverte, son économie dynamique, son souhait de démocratiser les institutions de l'ordre mondial et de créer une richesse de manière globale et durable, devient un irrésistible paradigme alternatif. » En somme, Mira Kamdar nous invite à nous mettre à l'école de l'Inde. Frédéric Bobin